Homélie pour la messe de Raphaël, Cédric et Adrien

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Homélie pour la messe de Raphaël, Cédric et Adrien.




J’aimerais avec vous chères familles et amis,

Oser, risquer, tenter de poursuivre l’ascension entreprise par Raphaël, Cédric et Adrien. De faire de ce Ben Nevis -- étymologiquement cette montagne malveillante -, l’occasion d’un Ben Elpis, d’une montagne de l’espérance.

Le point 5 gully était leur but, ils y étaient partis en repérage dans l’espoir de gravir cette goulotte. En guise d’hommage et d’amitié à leur égard, j’aimerais vous proposer de faire ensemble les cinq longueurs de cette voie, mais spirituellement cependant, à la lumière de ce proverbe tibétain qui nous dit que lorsque nous sommes arrivés au sommet de la montagne, il faut continuer de grimper. Oui, continuer de grimper car tout comme il existe des sommets de pierre et de glace, il existe des sommets spirituels et invisibles. Ainsi notre vie peut être comparée à une ascension et chaque être humain à un alpiniste. Chaque existence à un effort pour s’élever et lutter contre la pesanteur,
chaque sourire, chaque geste d’amour et de service à un pas d’escalade qui nous rapproche du véritable sommet. Walter Bonati aimait dire que Toute véritable aventure est d’abord intérieure « l’avventura è dentro di noi ».


Première longueur, 50 mètres, 80° : le goût du risque

Antoine de St-Exupéry écrivait dans son Terre des hommes : « Il ne s’agit pas de vivre dangereusement. Cette formule est prétentieuse. Les toréadors ne me plaisent guère. Ce n’est pas le danger que j’aime. Je sais ce que j’aime. C’est la vie »

Cher Raphaël, Cédric et Adrien, ce que vous cherchiez n’était pas de vivre dangereusement, de jouer les toréadors des alpes. Non, ce que vous cherchiez, et ardemment, c’était la vie. Cette vie dont on peut dire qu’elle a du goût, de la consistance, celle qui se situe très loin des apparences et de la facilité.

Dans un monde aseptisé, dans un monde hyper sécurisé, dans un monde où tant de personnes se perdent à force de vivre à la surface de la vie, dans la banalité et le vide, dans un monde où le confort est bien souvent devenu le mobile ultime de l’agir humain,

Dans ce monde-là, vous nous avez montré la voie, celle de l’audace, celle de la vie qui ose, celle de l’effort qui engage, celle du don, celle du partage, celle de la souffrance aussi qui oblige au dépassement de soi. Toujours tenté de nous installer, vous nous avez appris la joie de l’inconfort et le goût de l’audace.

Ehrard Lorétan disait que "la montagne offre à l'homme tout ce que la société moderne oublie de lui donner"



Deuxième longueur, 40 mètres, 85° la générosité et le partage

L’on raconte qu’un jour trois juifs discutaient entre eux sur l’identité juive. Le premier défendait la thèse classique selon laquelle est juif celui dont la mère est juive. Le second disait que ce n’était pas faux, mais que dans les faits était juif celui dont le père était juif. Le troisième renversait ces schémas pour dire que le vrai juif était celui dont les enfants étaient juifs…. Car finalement, une bonne partie de la question réside dans la transmission…

Rapporter à notre propos cette petite histoire peut éclairer et approfondir l’adage classique et quelque peu simpliste, qui dit qu’un bon alpiniste est un alpiniste vieux. Il me semble plus juste de dire que l’alpiniste accomplit, tout comme le véritable juif, est celui qui a su transmettre sa passion.

Comment ne pas vous rendre hommage, cher Adrien, Raphael et Cédric, pour toutes ces journées passées à transmettre votre passion, à engendrer à la vie verticale les jeunes générations. Votre générosité et votre don de vous-mêmes restera gravé dans bien des vies, dans bien des cœurs.

A l’image du Christ prenant ces quelques pains insignifiants pour nourrir ces foules affamées, vous n’avez pas comptés sur des calculs de rentabilité. Seul comptait pour vous la passion, cette flamme mystérieuse mais capable de déplacer les montagnes. Et c’est vous qui aviez raison, c’est vous qui donniez le ton juste de la vie : celle du don qui ne calcule pas, celle de l’amour qui croit tout, espère tout, endure tout.

A l’heure où tous s’économisent, calculent la dépense du don d’eux-mêmes, hantés par la peur illusoire que de donner sa vie ou donner la vie c’est se perdre, que de s’engager et devenir responsable c’est perdre sa liberté, vous nous avez montré le chemin du don, de la générosité, de la vie qui prend le temps de transmettre, de donner, de partager.

Car tout ce qui n’est pas donné, est perdu.


Troisième longueur, 50 mètres, 80° : le sens de la vie

Nous lisions tout-à-l ’heure st-Paul et son hymne à la charité. Pour le poursuivre cet hymne et l’actualiser, nous pourrions ajouter que j’aurais beau avoir gravit tous les sommets de la terre, s’il me manque la charité je ne suis rien.
Raphael Cédric et Adrien, je ne vous connaissais pas mais les nombreux témoignages reçus de vos amis et de vos proches m’ont donné à découvrir en vous des êtres de lumière et d’amour. Et en leur nom permettez-moi de vous adresser notre gratitude pour votre amour de la vie, vos sourires et vos enthousiasmes. Cette charité qui vous habitait et qui faisait de vous des êtres libres, des êtres de passions, sûr que nous la garderons en nos cœurs.

Mais cette charité porte également un nom, une mystérieuse présence que la montagne donne parfois de goûter. Erhard Lorétan, encore lui, disait : « Etre alpiniste, n'est-ce pas le meilleur moyen de se rapprocher du ciel tant physiquement que spirituellement ? »

Raphaël, Cédric et Adrien, il me semble qu’on ne peut pas impunément défier les lois de la gravité sans être saisi par une autre gravité ; qu’on ne peut pas monter toujours plus haut, sans ressentir l’appel de l’au-delà ; qu’on ne peut pas contempler la beauté sans être saisi par le mystère qu’elle révèle ; qu’on ne peut pas s’élever sans descendre dans son cœur ; qu’on ne peut pas être sur un sommet sans voir le ciel qui est au-dessus !

Et Patrick Gabarrou, un autre grand disait pour sa part : « La beauté d'un paysage, l'amitié des hommes, l'amour d'une femme, le mystère de ce souffle de vie qui l'habite, de son coeur qui bat, tout cela a un sens pour moi. Ce sont des rayons de soleil qui percent à travers les nuages de la vie comme autant de preuves de l'existence de Dieu ... »


Quatrième longueur : 60 mètres, 70°. L’espérance

L’espérance, oui, l’espérance. Car tout comme ces rayons de soleil qui percent le ciel et nous donne de toucher l’invisible et attire vers le haut, d’autres forces existent et viennent parfois se briser contre la surface de nos existences. La pesanteur est là, « pesantement » là, tant pour l’alpiniste que pour le commun des mortels.

L’écrivain français Charles Péguy a écrit un texte incroyable sur l’espérance, dans lequel il fait parler Dieu :

« La foi que j’aime le mieux, dit Dieu, c’est l’Espérance. La Foi ça ne m’étonne pas. Ce n’est pas étonnant. J’éclate tellement dans ma création. La Charité, dit Dieu, ça ne m’étonne pas. Ça n’est pas étonnant. Ces pauvres créatures sont si malheureuses qu’à moins d’avoir un cœur de pierre, comment n’auraient-elles point charité les unes des autres. Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’Espérance. Et je n’en reviens pas. L’Espérance est une toute petite fille de rien du tout. Qui est venue au monde le jour de Noël de l’année dernière. C’est cette petite fille de rien du tout. Elle seule, portant les autres, qui traversa les mondes révolus. La Foi va de soi. La Charité va malheureusement de soi. Mais l’Espérance ne va pas de soi. L’Espérance ne va pas toute seule. Pour espérer, mon enfant, il faut être bienheureux, il faut avoir obtenu, reçu une grande grâce. La Foi voit ce qui est. La Charité aime ce qui est. L’Espérance voit ce qui n’est pas encore et qui sera. Elle aime ce qui n’est pas encore et qui sera. Sur le chemin montant, sablonneux, malaisé. Sur la route montante. Traînée, pendue aux bras des deux grandes sœurs, qui la tiennent par la main, la petite espérance s’avance. Et au milieu de ses deux grandes sœurs elle a l’air de se laisser traîner. Comme une enfant qui n’aurait pas la force de marcher. Et qu’on traînerait sur cette route malgré elle. Et en réalité c’est elle qui fait marcher les deux autres. Et qui les traîne, et qui fait marcher le monde. »

Oui chers frères et sœurs, cette longueur de l’espérance est celle qui décide de tout, qui éclaire tout et porte tout.

Titouan, tu disais à ta maman : « la vie sera différente, mais elle sera ». Et toi Kilian, de dire également à ta maman : « ça va aller, la vie est belle ».

Chers Titouan, Kilian et Lola, vous êtes des enfants mais vos êtes nos maîtres. La vie est dure et vous le savez, mais l’espérance vous habite et à travers vous elle nous rejoint pour redire que la vie est belle.

L’espérance c’est :

La force de nos âmes qui nous rend capable de poursuivre l’ascension, de lutter contre la pesanteur et les ténèbres de la nuit.

C’est Renaud dans son mistral gagnant qui nous invite à aimer la vie et l’aimer même si ….

C’est l’encouragement d’un compagnon de cordée, c’est le guide qui s’approche de nous et nous dit que le sommet est proche et qu’on en est capable.

C’est ce Dieu mystérieux dont Claudel disait très justement qu’il n’était pas venu sur terre pour supprimer ou expliquer la souffrance, mais pour la vivre et l’habiter de sa présence…


Reste maintenant deux longueurs pour atteindre le sommet. Après le goût de risque, la générosité, le sens de la vie et l’espérance, il reste ces deux longueurs, plus facile, moins raide et moins engagées.

Mes ces longueurs sont à vous et mon parcours avec vous s’arrête ici. Ils vous importent, ou plutôt il nous importe de les gravir, chacun à son rythme, chacun à sa manière.

Ils nous importent de les gravir car j’en suis certain, c’est là le désir de nos amis trop tôt disparu.
que notre vie soit un hymne,
que notre existence entière leur soit un hommage,
que nos victoires sur la pesanteur et la tentation d’abandonner leur soit notre plus beau témoignage d’amour et d’amitié.

Peut-être avez-vous entendu parler de ce jeune père de famille, Antoine Leiris, dont l’épouse fut tuée lors du drame du Bataclan, le 13 novembre 2015. Peu de temps après, il écrivait aux auteurs de cet attentat :
« Vendredi soir vous avez volé la vie d’un être d’exception, l’amour de ma vie, la mère de mon fils, mais vous n’aurez pas ma haine. Je ne sais pas qui vous êtes et je ne veux pas le savoir […]. Bien sûr je suis dévasté par le chagrin, je vous concède cette petite victoire, mais elle sera de courte durée. Je sais que mon épouse nous accompagnera chaque jour et que nous nous retrouverons dans ce paradis des âmes libres auquel vous n’aurez jamais accès. »
Chers amis, chères familles, le 12 mars dernier le Ben Nevis nous a volé Raphaël, Cédric et Adrien. Je pense qu’ils nous encouragent, là où ils sont, à dire également notre cri du cœur, à prendre le pari de la lumière sur les ténèbres, de la confiance sur la révolte.
A dire à la suite d’Antoine Leiris,
que ce Ben Nevis n’aura pas notre amertume.
Que ces pesanteurs invisibles et spirituelles n’auront pas notre abandon
Que les ténèbres n’éteindront pas notre lumière intérieure.

Que certes nous sommes blessés.
Que bien sûr nous sommes dévastés par le chagrin.
Que oui, nous concédons à cette montagne maudite cette petite victoire.

Mais cette victoire sera de courte durée.

Car

la vie est plus forte que la mort,
l’amour plus fort de la séparation,
l’espérance plus forte que toutes les formes de pesanteur

Et nous savons que Raphael Cédric et Adrien, sont là qui nous accompagne sur ce chemin, et qu’ils nous attendent là-haut, quelque part sur le sommet ultime de l’existence, dans ce paradis des âmes libres où toute mort et toute injustice n’auront plus de place.

Et que si la force nous manque pour gravir ces dernières longueurs, la demander, pourquoi pas, à cet autre montagnard, ce guide des sommets éternels, cet humble artisan de Nazareth, celui qui est venu changer toutes nos montagnes maudites, ces Ben Nevis, en autant de Ben Elpis, des montagnes d’espérance.

Didier Berthod